Le syndrome de la grenouille
Ce matin, je me suis réveillé grenouille. Vous savez celle de l’expérience, que l’on met dans une casserole d’eau sur le feu mais qui ne bouge pas parce que l’on chauffe l’eau doucement, tout doucement. Je me suis réveillé grenouille, je barbotais mollement dans une eau tiédasse entourée de mes congénères.
Il y avait là, la grenouille sceptique qui répétait sans arrêt « je n’y crooa pas, je n’y crooa pas ». Il y avait la petite grenouille verte qui voulait, par-dessus tout, arrêter de faire chauffer la marmite mais qui ne parvenait qu’à la faire chauffer juste un peu moins que les autres. Il y avait également la grenouille d’Afrique qui n’avait rien demandé à personne mais qui se retrouvait dans l’endroit le plus chaud du bouillon. Il y avait, bien sûr, la grenouille mimétique qui imitait la grenouille verte en réfléchissant non pas l’azur comme dans le poème de Paul Fort (1), mais la verdure ambiante. Et puis, il y avait aussi plein de grenouilles qui trouvaient çà sympa l’eau tiède et qui s’y ébattaient insouciantes en coassant joyeusement. Tous grenouilles nous étions, tous dans la casserole.
La date de 2100 colle tellement à la peau du réchauffement climatique qu’une part de moi avait presque fini par se persuader qu’il n’allait pas se passer grand-chose dans les prochaines décennies (2). On aurait quelques petits échauffements, quelques tours de chauffe, tout au plus. Et puis, vers la fin du siècle (on s’en foutait un peu vu qu’on serait plus là), on attaquait franchement la partie, pleins feux sous le poêlon et en avant les degrés : Noël au balcon, Pâques en caleçon et, l’été, soupe de grenouilles à l’oignon.
Or, vous l’allez voir tout à l’heure, le réchauffement climatique ça ne fonctionne pas du tout comme çà. Ça a bien sûr commencé et ce qui va se passer dans les 10 ans va déjà avoir des impacts considérables dans tous les domaines et particulièrement dans le tourisme. Et la seule chose dont je sois à peu près sûr, c’est que ça sera pire dans les dix années qui suivront.
Si je me suis réveillé grenouille ce matin, c’est que, dans cet hiver douceâtre qui ne faisait pas sa saison, j’avais ressenti pour la première fois au plus profond de mes tripes amphibiennes un sentiment de douleur intense. Comme dans une série envahisseuse de mon enfance, je venais de prendre intimement conscience que, dans ce monde incrédule, le cauchemar avait réellement commencé (en général après ce type de références, je me mets une petite tape sur la joue en me disant OK boomer et si vous connaissez David Vincent vous pouvez faire de même).
Petit rappel pour les pas du tout bons en réchauffement climatique
Si vous êtes vraiment trop nuls en réchauffement climatique, je vous invite à aller lire un petit article que j’ai écrit pour faire oeuvre pédagogique et qui s’appelle justement (ça tombe bien) Le réchauffement climatique pour les nuls . Bon, je vous préviens, c’est à ma sauce.
Sinon, pour les autres, ceux qui ont fait RC première langue, je rappellerai essentiellement ceci : ce qui va se passer dans les vingt ans qui viennent en matière d’élévation de température est déjà écrit (3) : ce sera + 1,5 °C / début de l’ère industrielle (donc on peut déjà oublier les accords de Paris ) en 2030 et, environ, + 2 °C en 2040 (ce qui est déjà considérable). Ce que nous ferons ou pas dans les toutes prochaines années va influer essentiellement sur ce qui se passera après 2040.
Alors qu’est-ce qui nous attend dans les 10 ans qui viennent dans le tourisme ?
Maintenant que vous êtes au top sur le réchauffement, je passe à la partie application dans le tourisme avec les 5 grands bouleversements pour les 10 ans à venir. On commence avec le plus évident, celui qu’on a tous en tête, les stations de ski.
Stations de ski : les tendances hivers 2020–2030…
Pour les dix années qui viennent, le réchauffement va s’accélérer et il sera plus important en montagne. Alors mes 4 tendances Hivers 2020–2030 vont être un peu dans le style La Fontaine« Tous ne mourraient pas mais tous étaient frappés ».
Tendance 1 : Va y avoir du sang
D’ici 2030, plusieurs dizaines de stations vont disparaître ou seront totalement exsangues, condamnées à une mort certaine, à la ligne verte justement... Ce n’est pas nouveau, des « stations » on en perd en moyenne 3 par an et 168 ont déjà fermé dans les 50 dernières années (4). Jusqu’à maintenant, c’était surtout de tous petits domaines en moyenne altitude avec 1 ou 2 remontées. Là, on y est, on monte d’un étage, on tape dans le dur. Des stations comme Ceüze ou Hautes-Navières dans les Vosges ont mis la clef sous la porte cette année. Les prochaines victimes ont un profil type : petites stations d’altitude intermédiaire endettées, sans collectivité forte de soutien, pas ou peu équipées en enneigeurs ou trop basses pour faire de la « neige artificielle » (je précise aux non-montagnards que je ne parle pas ici de cocaïne de synthèse),
Tendance 2 : Les plus grosses vont en profiter
A l’opposé, les grands domaines situés en altitude peuvent avoir le sourire au moins pour les 20 ans qui viennent. Ils vont, eux, se renforcer en profitant de l’incertitude neige des autres, de leurs moyens plus importants et d’une perte progressive de la concurrence. En bref, ils vont concentrer les skieurs.
Etre en altitude et avoir des moyens humains et financiers leur garantit, en effet, une longue vie. C’est un peu comme manger tous les jours de la salade (ça c’est un proverbe italien de ma grand-mère).
Ces stations vont continuer d’investir dans l’enneigement artificiel (on est loin derrière nos voisins dans ce domaine (5)) et dans plein de smart machins pour bien gérer la neige et leur marketing et, ils en seront tout fiers.
Le prix du forfait va augmenter car la neige sera de plus en plus chère à produire ou conserver et il y aura moins de concurrence à proximité (5) et, sur le tarif des forfaits, là aussi, on est largement en dessous des stations étrangères.
Ils feront bien sûr un peu de diversification d’activités car « les gens skient moins mon bon monsieur faut qu’on leur propose autre chose ». Pour le reste, circulez et RDV dans 10 ou 20 ans.
Tendance 3 : Va y avoir plein de projets de reconversion
Dans ce contexte, beaucoup de stations vont réfléchir à leur évolution donc il va y avoir plein de projets d’évolution, voire de reconversion totale (notamment celles évoquées plus haut qui ont déjà fermé leur domaine skiable(6)). Bien sûr, ça ne sera pas simple.
Première difficulté, c’est l’élu et/ou le responsable technique resté en mode grenouille sceptique et qui n’y crooa toujours pas. Il a réussi à magnifiquement bloquer le problème comme on coince une bulle de niveau entre deux phrases imparables. Une année c’est « de la neige voyez, y en a toujours malgré ce qu’on nous disait y a 20 ans » et l’année suivante son corollaire « on a toujours eu des hivers sans neige » (et là suit une date improbable du genre « c’est comme en 1981 »). C’est ainsi que l’idée même de réchauffement balloté entre la neige « y en a toujours » et « y en a déjà pas eu » finit par se dissoudre dans un futur climatique incertain ou se retrouver intégré à un nouveau et improbable scénario du GIEC 100 % local.
Le deuxième écueil, c’est le principe opposé (mais tout aussi crétin) du fameux « yaka faire une station 4 saisons » (et pourquoi pas une 4 fromages ?) comme s’il fallait juste changer la garniture dans une démarche allègre et toute vivaldesque. Le concept 4 saisons reste pour moi un magnifique exemple de mise en pratique de la célèbre doublette Yaka-Yavéka (le yavéka intervenant un peu plus tard lorsqu’on se rend compte que le yaka ne fonctionne pas) autrefois si bien décrit par ce formidable écrivain que fut Jacques Perret (7). Je m’égare.
Réussir une évolution/transformation/reconversion de site, de station, c’est évidemment bien plus complexe (la montagne en hiver, sans neige, c’est pas en première place dans le classement du top fun). Un projet de reconversion consiste souvent à combiner une stratégie de résilience à la diminution de l’enneigement (souvent pour gagner du temps) et une stratégie de transformation adaptée au site et à la population. Mais, bémol important, ça va souvent demander de changer totalement de paradigme économique et social dans un contexte d’avenir incertain. Donc c’est tout sauf un truc comme ôter ses chaussures de ski pour enfiler tranquille comme Baptiste une paire de godillots de rando.
Conclusions : il y aura de très belles réussites avec des projets équilibrés qui dessineront réellement le futur de la montagne mais toutes les stations ne réussiront pas leur métamorphose. Beaucoup rejoindront le cimetière des éléphants avec son fatras de carcasses de bâtiments des années 60 et 70 et leurs lignes de pylônes abandonnés encore érigés au milieu d’une forêt re-conquérante comme les derniers témoins d’un culte disparu (bon là j’en fais peut-être un peu trop dans le lyrisme).
Tendance 4 : Le ski alpin en station va devenir beaucoup moins tendance
J’écris ces mots avec une certaine nostalgie, car j’ai baigné dans la culture hygiénique de la montagne hivernale avec ses moniteurs, ses flèches et chamois et son bon air légendaire (comme on dit en vallée de l’Arve). Même si 10 % des Français seulement passaient leurs vacances au ski, beaucoup skiaient de temps à autres ou en avaient, au moins, des souvenirs de colo. Ils gardaient pour la neige et le ski, ces yeux étincelants des enfants émerveillés.
Cette époque-là est définitivement révolue et l’image du ski en station en a déjà pris un sacré coup (par exemple 67 % des non-partants le considère comme non écologique et idem pour 49 % des partants) (8)). Cette dégradation d’image ne fait que commencer. Ça me fend le cœur, Panisse, mais voilà c’est inexorable et il y a plusieurs raisons à cela.
• Les jeunes ne skient plus vraiment. Pour plein de raisons, on n’a pas eu de renouvellement des générations.
• Dans un monde de plus en plus urbain, la ville à la montagne, fait et fera moins recette. Ça a déjà commencé, au niveau des retombées économique l’été est passé devant l’hiver, le hors station devant la station (même en hiver) (9).
• Le ski sera de plus en plus une activité pour une élite économique à gros SUV et là ça sent un peu la fracture avec le reste de la population qui sera, elle, de plus en plus, en mode gilets jaunes ou gilets verts.
• Les stations vont s’empêtrer inexorablement dans les problèmes climato-écologiques, coincées entre actions dérisoires, mauvaise connaissance du sujet et communication désastreuse (bon je reviendrai prochainement sur ce sujet savoureux entre neige, hélico, démarches prétendument écologiques dans un prochain article sur le tourisme durable …)
A la fin, tout ça se traduira par amertume et ressentiment envers les stations (et même chez leurs habitants) et quelque part, je suis triste de le dire, ils l’auront bien cherché.
Fin du premier acte, la suite sur les 4 autres tendances dans le prochain article où on va parler destinations chaudes, partage des ressources, instabilités de destination et évolutions sociales et juridiques. Eh oui, je fais un peu de teasing…
Les notes utiles, livres et articles qu’on peut lire
(1) La Grenouille Bleue, Paul Fort, juste pour le plaisir
(2) Sur ce sujet ne manquez surtout pas l’excellent livre de Jean-Marc Jancovici, Dormez tranquilles jusqu’en 2100 et autres malentendus sur le climat et l’énergie, Editions Odile Jacob
(3) Données Institut Simon Laplace
(4) La montagne désarmée : une analyse alpine des trajectoires territoriales des stations abandonnées, Pierre Alexandre Métral, Thèse de doctorat en cours
(5) Chronique BFM Bussiness Ski: pourquoi la fréquentation des stations françaises a chuté de 13% en dix ans – source SportEco.
(6) https://www.altitude.news/business/2020/02/06/ceuze-hautes-alpes-fermeture-definitive-ou-espoir-avenir/
(7) Rôle de Plaisance, Jacques Perret, Editions Gallimard, pour le plaisir aussi
(8) Enquête G2A La montagne face aux enjeux climatiques et environnementaux - 2019
(9) Atout France – Chiffres de la montagne 2019